Privacy Policy La Vraie Vie comme volonté collective: conversation avec Adeline Dieudonné - The Serendipity Periodical

La Vraie Vie comme volonté collective: conversation avec Adeline Dieudonné

L’adolescence, la lutte contre le déterminisme de genre, la violence faite aux femmes et la faiblesse de l’être humain, mais aussi la possibilité de réinventer le système actuel

 version italienne

Paru à la rentrée littéraire d’automne 2018 aux Éditions de l’Iconoclaste, La Vraie Vie ne cesse pas de remporter des récompenses: Prix du roman FNAC, Prix Filigranes, Prix Rossel, Prix Première Plume du Furet du Nord, et encore, Prix Renaudot des Lycéens, Prix Goncourt – Choix de la Belgique et Prix Goncourt – Choix de l’Italie. Ces trois derniers ont été désignés par un échantillon de jeunes lecteurs, et, si c’est vrai que les prix littéraires ne sont pas forcément garants de qualité ou d’authenticité, il est tout aussi vrai qu’un public qui exprime ses préférences, c’est un public qui exprime ses besoins. Le choix de ce jury populaire nous montre qu’aujourd’hui les adolescents ont plus que jamais besoin de s’interroger sur les thématiques abordées dans ce roman si bien écrit. Lucide, acharnée, sincère, Adeline Dieudonné raconte l’histoire d’une gamine aux prises avec les bouleversements de son âge, avec la découverte de son corps et la prise de conscience que, en tant que femme, elle n’a pas seulement un corps, mais un cerveau. Il s’agit d’un livre écrit par une femme pour les femmes, et il faudrait que chaque jeune-fille le lise. 

Ce n’est pas un hasard si La Vraie Vie a obtenu beaucoup de succès juste auprès des adolescents. Il s’agit en effet d’un roman initiatique tout au long duquel on assiste à l’évolution d’une gamine qui est confrontée à la vie et au monde des adultes. Quelles sont, à votre avis, les difficultés plus grandes auxquelles doivent faire face les adolescents, et surtout les jeunes-filles, aujourd’hui ?

Je dirais le déterminisme de genre et la domination masculine dont il est question dans le livre, ce schéma que la petite fille essaie justement de ne pas reproduire, qui est le schéma de sa maman et du rapport de prédation que le papa entretien avec elle et avec le monde des femmes en général, et des animaux. Je crois qu’on est tous, femmes et hommes, très conditionnés par ces rôles qu’on nous a assigné, et que du coup c’est très difficile de sortir de ce schéma-là. Ça fait partie des difficultés spécifiques aux jeunes-filles aujourd’hui indépendemment des difficultés communes aux jeunes garçons qui vivent dans ce monde que leurs parents se sont bien appliqués à détruire. J’ai deux filles et j’avoue qu’une des grandes inquiétudes que j’ai pour elles ce sont les enjeux économiques, écologiques et, plus spécifiquement, les enjeux de domination et de prédation qu’elles doivent affronter.

À propos des enjeux économiques, je pense à la page où la maman dit à l’héroïne “gagne de l’argent et part“.

Oui, l’indépendance économique c’est une question cruciale et c’est une indépendance qui est de plus en plus difficile à acquérir parce qu’on est dans un monde où les inégalités économiques sont énormes, plus importantes que pour nos parents et plus importantes encore que pour nos grands-parents. Pour une femme qui est battu par son mari ça fait partie des difficultés qui lui empêchent de partir. Partir, pour aller où ? Pour éventuellement finir dans la rue? Les politiques qui sont appliquées à l’heure actuelle ne sont pas très encourageantes sur ce point-là.

Par rapport au déterminisme de genre, je dirais que la jeune fille qui est la protagoniste de votre roman devient symbole de toute une génération qui s’oppose à la précédente, à son tour représentée par une mère “amibe“. C’est évident qu’on vit dans une époque de transformation mais qu’il reste beaucoup à faire. Est-ce que c’était votre intention d’aborder ces questions-là? Sous quelle impulsion est née La Vraie Vie?

Je n’ai aucune intention quand j’écris. Et certainement je n’avais pas l’intention de livrer un message ou d’avoir un impact politique. L’impulsion c’était seulement d’écrire l’histoire de ces deux enfants, j’avais juste en tête l’accident qui survient la première année et je me suis dite «comment est-ce que ces deux enfants grandissent après ça?». Mais ce qui est fascinant, c’est justement de voir à quel point mes préoccupations ressortent, suintent de l’histoire, malgré moi. Je crois que si ce côté politique qui se dégage avait été voulu, si j’avais eu dès le départ une volonté d’aborder certains thèmes dans le livre, ça serait maladroit et moralisateur. C’est génial, parce que sans doute mon intention qui parle d’elle-même s’exprime mieux que si j’avais eu une volonté forte.

Oui, et ainsi vous avez réussi à offrir au lecteur une histoire particulière, mais qui assume une valeur universelle.

Oui, mais je ne cherche pas à imposer quoi que ce soit. Vers la fin du récit, le père de notre héroïne perd son boulot, alors que sa fille est en train de bâtir son empire: elle tombe amoureuse, elle découvre sa passion pour les sciences, elle obtient d’excellents résultats scolaires. Il ressort de ces pages que ce père si violent est, en fait, accablé par la peur. Il se sent menacé par la force et par la culture de sa fille, il a peur de ne pas être à la hauteur, ou mieux, il est conscient de ne pas être à la hauteur. Il n’accepte pas sa faiblesse.

Croyez-vous qu’à l’origine de la violence faite aux femmes, et notamment de la violence conjugale, il y a aussi le refus de cette faiblesse?

Je ne suis certainement pas la bonne personne pour m’exprimer à ce sujet car je n’ai aucune compétence dans la matière, mais je pense que, sans doute, une partie du problème effectivement réside dans le fait qu’on ne laisse pas aux garçons la possibilité d’exprimer leurs émotions. Très vite on va dire aux garçons de ne pas pleurer et on va assigner aux femmes le côté plus émotionnel, plus sensible. Nous, on a le droit de pleurer, on a le droit d’exprimer nos émotions négatives autrement que par la colère et, même, la colère est très mal vue chez les femmes. Pour les hommes c’est différent, le fait de se mettre en colère c’est même un signe de virilité. Il y a une expérience qui a été faite que je trouve très criante de vérité: on montrait à des hommes et des femmes une vidéo d’un bébé de neuf mois qui pleurait.

À un groupe d’hommes, on disait «ce bébé est un garçon, quelle émotion exprime-t-il?» et les réponses étaient: «il est en colère, il affirme son caractère, il affirme sa volonté» et puis à un échantillon de femmes on disait que c’était une fille, on leur demandait qu’est-ce qu’elle ressentait, et elles répondaient: «elle est triste, elle est contrariée». On donnait des racines différentes à des tous petits-bébé qui exprimaient la même réaction. Donc, je crois que les hommes sont conditionnés effectivement à avoir un panel d’émotions beaucoup plus réduit que le nôtre, et ça engendre cette explosion, on ne leur apprend pas à accepter leurs émotions et à les gérer.

Mais je pense que ce n’est qu’une partie du problème, la violence conjugale et la violence faite aux femmes il est aussi beaucoup question de pouvoir.

Là, dans ce cas particulier, dans La Vraie Vie, oui, c’est une certitude que le papa se sent menacé et incompétent face à sa fille. Pour moi le père incarne aussi le libéralisme sauvage, cette vision extrêmement binaire selon laquelle il y a des gagnants et des perdants, il le dit, «dans la vie c’est mangé ou être mangé», c’est être une proie ou être un prédateur. Ce qui m’a intéressé c’est qu’à un moment il soit la victime de ce système là parce qu’il perd son travail, parce qu’il y a une restructuration, parce que la société dans laquelle il travaille est rachetée par une grosse boîte américaine, pour toute une série de raisons complètement indépendantes de sa volonté. Ce qui est intéressant c’est que lui qui se considère un gagnant tout à coup devient un perdant, là où sa fille construit quelque chose avec beaucoup plus de nuances.

Vous avez déclaré dans une interview, que tout un côté du récit, celui qui raconte la métamorphose de Gilles, vous a été inspiré par la lecture d’Il Faut qu’on parle de Kevin de Lionel Shriver, dont j’ai beaucoup apprécié la transposition cinématographique. J’ai lu aussi qu’on parle déjà d’une possible adaptation de La Vraie Vie. Souvent, les scènes que vous décrivez ont un très fort impact visuel. Dans le roman, en plus, on retrouve plusieurs références à des films cult comme Retour vers le futur, Jurassic Park, etc. Comment la dimension visuelle et l’écriture se rencontrent, si elle se rencontrent, au cours de votre processus créatif?

C’est une question très intéressante parce qu’en fait je n’ai pas trop d’images quand j’écris. J’essaie plutôt de décrire au mieux les cinq sens, il y a le côté visuel mais aussi le son qui a énormément d’importance, les odeurs, le touché. J’essaie justement de ne pas être uniquement sur le côté visuel, mais c’est vrai que beaucoup de gens parlent de ce roman disant qu’il est très visuel et qu’effectivement la transposition cinématographique parait évidente.

C’est amusant parce que, par exemple, je sais que je serais une très mauvaise réalisatrice, je n’ai pas du tout le sens de l’image.

Il y a quelque semaine je parlais avec Lize Spit, auteure belge d’un roman qui s’appelle Débâcle et qui en France a eu un succès phénoménal, elle a fait une école de cinéma et elle me disait qu’elle aborde l’écriture de ses romans comme un film. Elle pense à la construction de l’image, à la position de la caméra par rapport aux personnages. Chez moi c’est totalement instinctif, je ne calcule pas du tout ça. Je dirais que j’ai un rapport bizarre avec les images, parce qu’à la fois je suis extrêmement admirative quand je vois un film; récemment j’ai encore vu un Almodovar, et je me disais que c’était fabuleux, comment il fait pour avoir des images aussi extraordinaires! Moi, je n’ai pas du tout ce sens-là, et donc quand j’écris c’est vraiment sur l’instant. Je suis ravie que les lecteurs retrouvent des images dans mon roman.

On a parlé de Poétique du cauchemar par rapport à La Vraie Vie. Quels sont les écrivains et les écrivaines, les réalisateurs et les réalisatrices auxquels vous vous sentez plus proche, d’un point de vue stylistique et esthétique?

Parmi les écrivains, évidemment Stephen King, il y a plusieurs références à lui dans La Vraie Vie, c’est un auteur que j’admire énormément. Dans les belges contemporains il y a Thomas Gunzig qui est un ami et un auteur chez lequel j’ai trouvé ce côté à la fois fantasque et sombre, cette liberté de ne pas se contenter à un style. Il m’a montré que je peux mettre, dans un même livre, du suspense et de l’humour, de la poésie… et j’adore ça. Tout à l’heure vous avez parlé de Lionel Shriver, c’est aussi une autrice que j’aime énormément. J’adore les descriptions de la nature et je lis énormément des Gallmeister, un éditeur français qui publie des traductions d’auteurs américains où la nature est centrale. Dans les réalisateurs, j’ai parlé d’Almodovar: c’est un réalisateur que j’aime énormément parce qu’il a un style extrêmement particulier, très reconnaissable, il fait ce que personne d’autre ne fait. On a pas mal parlé de Guillermo del Toro par rapport à La Vraie Vie, en comparaison avec Le labyrinthe de Pan, où il y a aussi ce mélange de conte de fantastique à la fois très coloré et très sombre. J’aime beaucoup Iñarritu aussi… et ça m’énerve parce que je me rends compte que je n’ai cité que des hommes!

À un certain point du roman, l’héroïne fait référence au processus d’apprentissage en disant que la connaissance a besoin d’un corps pour pouvoir se déposer, et un plus, d’un corps qui garde sa liberté de mouvement. J’ai bien aimé cette idée. Qu’est-ce que vous pensez du système scolaire actuel?

Oui, de nouveau, ce n’était pas une intention de ma part mais c’st vrai que je suis un petit peu en colère contre le système scolaire en Belgique (mais je pense que c’est pareil en Italie et en France). Je trouve absurde de mettre des enfants assis toute la journée derrière un bureau à écouter quelqu’un parler. Je pense que ce n’est pas du tout comme ça qu’on éveille le mieux les personnalités et qu’on développe le mieux le talent de chacun. Aujourd’hui on parle énormément d’hyperactifs, je trouve ça grave qu’on donne des médicaments à des enfants qui auraient simplement besoin de bouger. Je suis persuadée que si on leur permettait de faire du sport, d’avoir plus activités dehors, si on allait avec eux dans la forêt pour leur montrer les choses sur le terrain, plutôt que de tout amener dans une salle de classe, ces enfants iraient très bien.

Après, il y a certainement de cas qui ont besoin de médicaments mais je pense que l’alimentation joue aussi beaucoup là-dedans… on ne nous apprend pas du tout à prendre soin de nous, à s’alimenter correctement, à faire du sport, et ça n’a aucun sens parce qu’on est un tout, un organisme où tout fonctionne ensemble et un cerveau qui fonctionne bien est un cerveau qui est bien oxygéné, qui est bien alimenté, alors que je crois que le système scolaire déconnecte les cerveaux des corps. Du coup, bien sûr qu’il y a une colère de ma part par rapport à ça, et que ça ressort de manière évidente dans La Vraie Vie.

Oui, je dirais que l’apprentissage implique un rapport presque érotique entre le corps et la connaissance.

Oui absolument, peut-être qu’on est en train de changer aujourd’hui, je n’en suis pas sûre, mais à l’époque où j’étais gamine, l’école n’était pas un plaisir, c’était un devoir. Et le problème c’est que ce qui doit être fait est presque automatiquement déconnecté du plaisir, alors que c’est justement l’inverse, et que ce soit par rapport à l’apprentissage et que ce soit par rapport au travail. Le fait que ça doit être fait ne signifie pas que ça ne peut pas être fait dans le plaisir, dans la joie. Il y a vraiment quelque chose qu’on doit réinventer aujourd’hui par rapport à ça, il faut remettre l’être humain et le bien-être au centre de toutes les préoccupations, alors que, aujourd’hui, on vit dans un monde où c’est la machine économique qui domine. On n’est que des outils qui sont censés faire tourner cette machine qui est juste au service de quelques-uns, et qui, au contraire, devrait être au service de notre bien-être de notre épanouissement et devrait permettre aussi de ne pas oublier personne.

La vraie vie est en cours de traduction en 20 langues. En Italie il est paru traduit par Margherita Belardetti. Est-ce qu’elle a pris contact avec vous pendant qu’elle travaillait sur votre traduction?

Non, pas du tout. Elle a fait la traduction complétement de son côté et ça me va très bien, et apparemment elle a très bien fait ça. Les premières impressions que je reçois (venant de gens bilingue donc qui sont vraiment capable d’apprécier la différence) sont que c’est très bien traduit. Il y a aussi des traducteurs qui me sollicitent énormément et je suis très heureuse de travailler en collaboration avec eux, mais elle a bossé de son côté, ce qui est super aussi. Pour moi l’important l’est que ce soit bien fait, c’est que ce soit un bon livre. Je m’en fiche qu’on me trahisse, tant que le livre est bon et que le lecteur y trouve du plaisir.

En conclusion je vous demande: qu’est-ce que c’est «La Vraie Vie», et est-elle accessible?

Je ne sais pas qu’est-ce que c’est «La Vraie Vie» cette expression revient dans le livre en tellement de sens… enfin, en deux sens différents qui sont complétement antagonistes. Si «La Vraie Vie» c’est dans le sens d’une vie meilleure, d’une vie idéalisée, bien sûr que je pense qu’elle est accessible, mais il faut que ce soit une volonté collective, au niveau individuel je crois que c’est très difficile. On détient, chacun en nous-mêmes, des ressources qui, comme le fait la petite-fille du roman, peuvent être utilisées, et tant mieux qu’elle le fait, mais je crois aussi que souvent ces ressources ne suffisent pas et qu’il faut l’aide de personnes extérieures. Elle aussi finit par trouver des gens pour l’aider parce que sa seule volonté n’aurait pas suffi, comme dans la grande majorité des cas malheureusement. Mais je pense que collectivement on pourrait faire beaucoup mieux, et que c’est accessible.

 

articolo di

Alessia Testa

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